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Les moutons sont-ils cons ?

6 janvier 2021

(Article écrit par Dominique Mauer le 5 juin 2011)

Voici environ treize ans que je vis au milieu des moutons… tout a commencé par une reconversion dans le monde agricole. J’adorais les animaux et l’idée d’être à la campagne parmi eux me plaisait énormément.
Il a fallu ensuite décider de l’élevage que je voulais réaliser. D’un grand attachement envers toutes les créatures vivantes, je me sentais plutôt attirée par le mouton. Les ovins inscrits ainsi ne partiraient pas à la boucherie mais feraient de la reproduction. De plus, comme de nombreuses personnes, j’étais certaine que je n’aurais pas trop de mal à me séparer de ces animaux au moment de la vente, car tout le monde sait bien qu’un mouton c’est grégaire, assez stupide, inintéressant donc pas très attachant…

Aujourd’hui, ma vision a changé ! Je peux affirmer que le mouton est aussi intelligent qu’un chien, peut-être même plus. En outre, c’est un animal d’une incroyable sensibilité !

Savez-vous que le mouton vit de façon très hiérarchisée, possède un répertoire de codes et de lois régentant sa vie en groupe ?

Au moment de l’agnelage, si elles en ont la possibilité, toutes les brebis laissent à la future mère un espace vide autour d’elle. Ceci est très visible en bergerie, et même les agneaux respectent ce lieu, pour qu’ainsi la mère puisse faire son petit en toute quiétude. Tout de suite après la naissance, la brebis pousse un bêlement très particulier, que tout éleveur connaît bien, afin de se faire reconnaître de son agneau au milieu du troupeau. Peu à peu, certaines mères viennent voir le petit dernier à tour de rôle.

Par contre, il ne faudrait pas s’imaginer que l’agnelage soit aussi simple que cela. Il y a des brebis maternelles, d’autres non, ou qui ont leur premier agneau et ne savent comment s’y prendre ! Il y a les jalouses, les envieuses, celles qui abandonnent leur progéniture, etc.… Un peu comme dans notre monde d’humains !

Je citerai le cas de la brebis qui ne veut pas de son petit, mais veut absolument voler celui de sa copine parce qu’il lui plaît davantage. Un autre exemple est celui de la mère qui en préfère un parmi les deux ou trois agneaux qui sont les siens et rejette les autres. C’est parfois pour l’éleveur un jeu de nerfs assez particulier que de mettre tout le monde d’accord !! Sans parler de celle dont l’agneau est mort malheureusement…

Dans la façon qu’ont les mères d’élever leurs agneaux, c’est à peu près identique et c’est d’ailleurs parfois assez rigolo à observer… Il y a les brebis « mamans poules » qui étouffent littéralement leurs petits d’attentions ! Les brebis décontractes ! Les brebis qui se font mener par le bout du nez (excusez l’expression, mais c’est bien de cela qu‘il s‘agit) par leurs agneaux !… Enfin, après environ trois semaines d’âge, se met en place un système de crèche. Hé oui ! Je ne plaisante pas… Surtout lorsqu’il y a de grandes parcelles de prés !!

Quelques brebis veillent chacune sur une dizaine d’agneaux, pendant que leurs mères respectives vont brouter l’herbe verte plus loin… J’ai remarqué qu’une espèce de roulement se faisait à tour de rôle, permettant aux mamans de se reposer un peu.

Je vais continuer en vous racontant quelques expériences que j’ai vécues avec les moutons.

Un jour est né chez nous un agneau aveugle. Sa mère ne comprenait pas son comportement étrange et l’a rejeté… Il a donc été nourri au biberon. Au printemps, alors que tous ses congénères profitaient de l’herbe, lui, au pré n’osait pas marcher et passait ses journées sur place, effrayé de ce monde qu’il ne voyait pas. Mais un beau jour, une jeune brebis s’est prise d’amitié pour lui et est devenue « ses yeux », en se faisant reconnaître et en se plaçant devant lui. Il n’avait plus qu’à la suivre ! Cela est déjà extraordinaire en soi, mais le plus étonnant reste ce fameux jour où j’ai aperçu deux chiens en ballade dans les prés voisins. Je me méfie toujours des chiens car il est bien connu que chiens et moutons ne font pas toujours bon ménage, s’ils n’ont pas été élevés ensemble…

Je surveillais de loin ces chiens qui se rapprochaient dangereusement… Tout de suite, tout le troupeau s’affole et court se mettre à l’abri en bergerie. Évidemment notre jeune brebis suit le mouvement, puis se rendant compte que son ami ne la suivait pas, fait demi-tour et repart vers le fond du pré, malgré la peur que cela lui procurait. Elle se place devant le jeune bélier aveugle, qui tournait en rond affolé, et le ramène gentiment… A chaque fois que je raconte cette histoire tellement belle, j’en ai les yeux humides !! Comment peut-on nommer cela : compassion ? Amitié ? Sentiment ?

Une autre expérience que je fais souvent, bien malgré moi, je dois l’avouer. De temps à autre, une brebis vient se placer derrière la clôture près de l’endroit où je me trouve et attend afin de quémander un fruit ou du grain… L’endroit se trouve en retrait, donc non visible des autres moutons et parfois il m’arrive de lui donner quelque chose… Ce n’est absolument pas régulier et cela n’arrive pas très souvent. Pourtant, le lendemain, j’y retrouve ma brebis accompagnée d’une ou de deux compagnes… Si je redonne du grain par exemple, il est certain que le surlendemain, elles arriveront à cinq ou six ; et cela continuera tant que je donnerai du grain… Et chaque jour, elles seront plus nombreuses… Cela fait longtemps que je me demande comment elles communiquent entre elles pour faire savoir aux autres « venez, il y a du grain ». Ont-elles un langage ? Sont-elles télépathes ? Une évidence tout de même : un message passe entre elles.

Dans un troupeau, il faut savoir qu’il y a une hiérarchie qui se met forcément en place et que chaque brebis, en fonction de son « rang » a droit a certaines prérogatives. Par exemple, en bergerie, chaque brebis a une place déterminée dans le bâtiment. L’éleveur saura à quelle place il retrouvera couchée la brebis qu’il cherche éventuellement. Inutile de vous préciser que la dominante aura la meilleure place, alors que la dernière devra se contenter de ce qui reste. La hiérarchie peut varier, si une brebis veut une place plus agréable, il suffit qu’elle pousse et affronte celle qui se trouve à l’endroit convoité. Il va sans dire que quelques éraflures sur la tête ne sont jamais méchantes…

De même, lors des pâtures, lorsqu’elles ont suffisamment de grands espaces, les brebis font un circuit sur les terres, pratiquement toujours le même, et nous retrouvons nos brebis, à quelques variantes près, chacune dans leur portion de territoire, selon l’heure de la journée.

Les béliers sont un peu différents, peut-être un peu plus complexes. Ici, ils sont environ cent cinquante à vivre ensemble en relativement bonne entente !! De nombreuses personnes ne comprennent pas comment peuvent cohabiter tous ces béliers… Tout simplement, en laissant faire la nature, en faisant confiance au monde animal.

Nous avons tous l’image du bélier agressif qui fonce tête baissée sur une personne. Là aussi, les moutons suivent des codes qu’il faut respecter. Il y aura naturellement, comme chez les brebis, une hiérarchie qui va s’instaurer mais d’une façon un peu différente. Et un « chef » : le grand dominant du groupe. En fonction du nombre, plusieurs « sous-chefs » qui, tout en étant dominés, forment leurs clans de la même façon que le grand dominant. Ils prennent sous leur protection plusieurs béliers inférieurs qu’ils dirigent. Il arrive parfois, comme chez les brebis, que des confrontations aient lieu afin de s’élever socialement, mais les accidents sont très rares si ce n’est parfois quelques blessures pas très méchantes sur la tête.

J’ajoute que lorsque deux béliers décident de s’affronter pour une raison quelconque, il y aura toujours un voire deux béliers extérieurs au combat qui interviennent, afin de s’interposer ; cela toujours pour limiter et modérer la violence qui pourrait naître.

De plus, lorsqu’une manipulation est nécessaire au sein des béliers (soins, parage des pieds…), il faut constamment être sur ses gardes car les béliers se protègent et se soutiennent mutuellement.

Une anecdote me revient en mémoire. Un jour, mon fils, alors qu’il faisait une visite chez les béliers, se retrouve apostrophé par un voisin de l’autre côté de la clôture et cela d’une voix assez forte qui aurait pu faire penser à une dispute. Tout à coup, lors de la discussion, mon voisin lui dit « Bien dis donc ! Tu es protégé toi au moins ! » Mon fils se retourne et, derrière lui, se tenaient cinq béliers qui attendaient sur la défensive, prêts à le protéger.

Lorsqu’il m’arrive de rajouter de nouveaux arrivants, il est toujours surprenant de les retrouver sous la protection de tels ou tels différents clans, très rapidement. Cela me fait souvent penser aux gangs et aux caïds… Par contre, il y a certaines règles à respecter lorsque nous entrons dans le pré où ils se trouvent, car c’est leur territoire que nous violons… Nous y sommes admis sans problème à condition d’aller, en premier lieu, saluer et flatter quelque peu le grand chef. Une fois ce rite réalisé, nous n’aurons aucun problème pour nous promener dans le pré. Encore une fois, tout est question de respecter la vie sociale des moutons.

J’ai lu un article un jour qui disait que selon des études scientifiques, un mouton pouvait reconnaître cinquante de ses congénères. Il m’est arrivé de rajouter au troupeau existant de trois cent cinquante brebis, un autre troupeau d’environ deux cent cinquante animaux. Il a fallu compter un peu plus d’un an pour que ces deux troupeaux n’en forment plus qu’un seul. Cela s’est fait en douceur, des amitiés se sont créées, les brebis ont appris à se connaître et se sont réunies.

Cela prouve bien que les moutons savent se reconnaître entre eux, puisque les brebis ont leurs copines avec lesquelles on les retrouve souvent. Il y a aussi celles qu’elles ne supportent pas et cela se voit, je vous l’assure ! Maintenant, de là à dire qu’elles reconnaissent cinquante brebis, c’est aller un peu loin dans le sens où certaines vont en reconnaître dix, d’autres quarante ou soixante ; c’est comme si on nous demandait combien de personnes nous sommes capables de reconnaître : tout dépend de l’individu…

Dans notre domaine, beaucoup de moutons ont un nom, et je peux vous assurer que si, au milieu de trois cents brebis, j’en appelle une par son nom, cette brebis-là saura parfaitement que c’est à elle que je m’adresse et viendra.

Pour finir, je dirais que parmi les moutons, il y a un panel de caractères très variés. Il y a les prétentieuses, les goinfres, les souffre-douleurs, les autoritaires, les douces, les angoissées, celles qui sont toujours de mauvaise humeur, etc… Ainsi, je sais toujours comment m’y prendre, selon le caractère de chacune. Par contre, il est très difficile de montrer les moutons à une personne extérieure, car ils changent radicalement de comportement en présence d’un étranger… Il faudrait passer un certain temps sur place, le temps qu’ils s’habituent à cette personne inconnue car le mouton demeure un animal timide et inquiet. »

Je pourrais vous raconter des heures d’anecdotes que j’ai vécues avec les moutons mais ce serait trop long… Je vous laisse seuls juges de reconnaître, ou non, si cet animal n’est juste que de « la viande sur pieds » comme le pensent certains, ou s’il mérite un peu plus d’estime de notre part. Doit-on admettre que, comme pour ses congénères animaux « de ferme », la vie ne soit qu’un inéluctable aboutissement vers la souffrance des transports sans fin et des abattoirs sordides ?

« Regardons avec respect ces êtres qui aiment profiter de la vie avec autant de joie que nous ! »